Devenir réalisateur était-il un but ?
Tout est lié, j’ai étudié dans une université prestigieuse du Texas pour faire des études de business. Je savais que ce n’était pas ma passion mais que c’était la voie sûre, pour faire plaisir à mes parents. L’université se situe à 5 heures du Mexique, il faut prendre l’autoroute pour y arriver, et elle s’arrête à la frontière mexicaine, passant par le Rio Grande.
Avec des amis nous nous sommes lancés dans des excursions, pour expérimenter des cultures complètement différentes, ce qui n’est pas évident aux Etats-Unis, pour un pays tellement grand.
Lors de ces excursions, j’ai rencontré de nombreux mexicains qui étaient bloqués après avoir traversé la frontière. On s’est lié d’amitié et comme les mots n’étaient pas suffisants pour communiquer, j’ai pris la vieille caméra de ma mère et j’ai filmé une - très mauvaise - vidéo. J’ai réalisé alors à ce moment que tout se mettait en place et prenait du sens.
Et vous avez décidé de tout lâcher…
J’ai effectivement fini par arrêter mes études pour me diriger vers la réalisation. Au lieu de faire une école de ciné, j’ai réalisé un court-métrage, puis un autre et encore un autre et les opportunités se sont multipliées. Je savais que j’allais faire un film sur la frontière, mais pas forcément sur les agents de contrôle des frontières américaines.
C’est un univers qui n’a jamais été mis en images au cinéma. Avec mon coscénariste, nous sommes partis au milieu du désert et nous nous sommes faits passer pour des touristes canadiens perdus. On s’est immiscés dans la vie locale, les bars, et à partir de là, on a développé toute l’histoire.
Votre film a été tourné avant l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Peut-on y voir un côté prophétique ? Doit-on le regarder différemment désormais ?
Il y a six ans, quand nous avons commencé à écrire le scénario, on pensait qu’on devait réaliser le film dans la foulée, de peur qu’il ne soit plus d’actualité. Au final, la situation n’a fait qu’empirer. Cela fait des centaines d’années que cette zone est en conflit. A la base les agents de contrôle étaient à la frontière pour la protéger des migrations des chinois provenant du Mexique. On peut vraiment se poser la question : n’est-ce pas une roue sans fin ? Est-il encore possible d’arrêter cette situation ? Je ne peux pas imaginer la construction d’un mur de 2000 kilomètres. C’est indéniable que les Etats-Unis et le Mexique ont des liens profonds. Vouloir construire un tel mur est une sinistre blague. Grâce notamment au cinéma, on peut tenter de casser cette idéologie de la peur, montrer à quoi ressemble ceux qui sont derrière la frontière. On se doit de leur donne un visage, un nom, une histoire, on ne peut laisser le béton nous séparer.
Avant de faire Transpecos, vous avez fait un court-métrage, Dakota qui se situe dans le même univers.
Oui, le court était intéressant car on avait déjà écrit le long-métrage il y a des années, mais le projet a été mis en standby. J’ai alors travaillé sur des documentaires. Il y a eu cinq années d’écart entre la fin de mes études, la réalisation de courts-métrages et la reprise de Transpecos.
Dakota, tout comme Transpecos, tourne profondément autour de la moralité : la question de ce que feraient certaines personnes dans des situations délicates, alors que personne ne les regarde. Est-ce qu’on est fidèle à notre morale ? Nos croyances subissent-elles des changements au milieu du désert ? C’était la question posée dans Dakota. Le court m’a aussi donné l’opportunité de tester des idées en termes de réalisation.
Dans un point de vue de mise en scène, la grosse différence entre les deux films vient de l’utilisation d’une caméra à l’épaule. Dans Dakota, une seule séquence a été filmée ainsi. Alors que Transpecos a été tourné intégralement ainsi. Je voulais que la caméra soit un personnage à part entière, qu’elle agisse avec les protagonistes.
Dakota
Votre film est visuellement très marqué. Il y a de nombreuses séquences techniquement complexes comme par exemple celle de l’agent qui s’accroche à la voiture.
Quand vous faites un film, vous avez beaucoup d’idées sur le réalisateur que vous voulez être, vous pensez à vos idoles. Alfonso Cuaron et Et…ta mère aussi ont été une grande influence. Mais une fois sur le plateau, tout évolue : pas de temps, pas d’argent et énormément de complications. Cela vous force à prioriser. J’attache une énorme importance au lieu. Sur le plateau, si le lieu me semble mystérieux, si il possède une beauté esthétique intrinsèque, alors je me sens inspiré. Et cette inspiration finit par contaminer les autres membres de l’équipe du film. Mais je pourrai tout aussi dire et de manière très honnête que le film doit énormément à mon directeur de la photographie. Au point de lui avoir dit parfois : « qu’est-ce qu’on filme maintenant ? je vais chercher les acteurs ! » (rires).
Le cinéma est un vrai travail d’équipe…
Clint Eastwood dit toujours qu’un réalisateur doit se rendre compte d’un cadre dans une scène qui résume la scène, une image qui communique le cœur d’une scène. Il faut avoir une vision précise là-dessus, mais tout autour il faut laisser une vraie liberté à son chef op. De la même façon, les acteurs étaient libres de chercher leurs propres mouvements dans le décor, ce qui nous a également influencés sur les choix de différentes scènes par la suite. La clé et la vraie réussite d’un film, c’est de voir son équipe dépasser ses propres attentes.
Vous avez un trio de comédiens épatant. Et surtout, vous nous surprenez en ne les faisant pas jouer forcément les rôles auxquels leur physique les prédestinait.
On a écrit plusieurs versions du film sur quatre ans. Si à chaque fois, on avait bien trois agents, le traitre n’était jamais le même. Cela montrait à quel point les trafiquants de drogue sont des ennemis puissants et impitoyables. Personne n’est à l’abri.
Chacun des agents représente une vision différente de la frontière. David est apathique, Flores est trop investi et Hobbs y tenait à un moment mais il a été durci avec le temps et voit les choses désormais tout blanc ou tout noir. Le but était alors de laisser le spectateur prendre parti pour l’un d’eux.
[Spoiler] La séquence où les agents se font tirer dessus, est très surprenante. Presque choquante et cela m’a rappelé Police fédérale Los Angeles. Même si vous n’allez pas jusqu’au bout comme l’a fait Friedkin en tuant son héros.
Oui, on a tenté de surprendre. Le spectateur s’attend sans doute à un duel final dans la bonne tradition des westerns et puis on le surprend avec cette séquence nocturne, ce piège qui se referme brutalement sur eux. C’est quelque chose que l’on ne voit pas souvent au cinéma. Mais, effectivement, cela aurait pu être intéressant de voir ce que cela aurait pu donner avec Davis, l’anti-héros, en survivant. Voir comment il aurait pu vivre avec des remords.
Quand on fait un premier film, on a sans doute confiance en l’être humain et sa bonté (sourire). Friedkin a osé le faire car il avait déjà longtemps perdu ses illusions.
(rire) Bien vu ! J’ai effectivement foi en l’être humain. Davis devrait pouvoir trouver la rédemption, et Flores tient toujours à la vie. Même si tout est noir il voit la lumière au bout du tunnel.
Aujourd’hui, le monde me paraît encore plus sombre qu’à l’époque du tournage de Transpecos. Je pense qu’on doit se battre, on peut toujours écrire le futur dans lequel on souhaite vivre. Mais il faut le mériter ; « espoir » est l’un des mots anglais les plus utilisés, mais il faut le mériter.
La musique du film est incroyable alors que parfois pour des films au budget réduit, c’est le parent pauvre.
C’est vrai. J’y ai apporté un soin tout particulier. Mon groupe préféré est The National. Mon premier court-métrage s’appelait Guest Room (à partir d’une chanson de The National). J’écoutais leur musique sans arrêt. Quand j’écrivais Transpecos, leur musique était présente et cela collait parfaitement à la région et aux personnages. J’ai donc appelé les frères Dessner, les leaders du groupe. Ils venaient juste de se mettre à écrire des bandes originales, notamment celle de The Revenant. Coup de chance, ils étaient libres au moment où j’avais besoin d’eux. Ils ont accepté et sont allés enregistrer dans une vieille église à New York, dans un château en Irlande. L’expérience sonore est incroyable. Quant à la chanson du générique de fin, Afraid of everyone, c’est celle que je n’arrêtais pas de mettre en fond sonore quand on écrivait le scénario. Je suis si reconnaissant de leur travail. Ils sont parvenus à composer une bo très simple mais pleine de vie.
Un jour, André Dussollier m’a dit : « il y a le film que vous écrivez, le film que vous filmez et le film que vous montez , et parfois voire souvent, ce n’est pas le même film». Qu’en est-il avec Transpecos ?
J’aime être bien préparé, j’ai lu ce conseil dans un gros livre. J’allais aller à NYU pour faire des études de cinéma, donc j’ai lu énormément de livres.
(Il part chercher le livre)
C’est ce GROS BOUQUIN ! Je ne me rappelle que de deux choses dedans :
1- Les gens vont suivre un visionnaire organisé partout.
2- Remerciez tous ceux qui travaillent sur votre film à la fin de la journée, individuellement pour une chose spécifique. Mais en plus d’être organisé et bien préparé, il faut créer une ouverture pour de la magie, des choses qu’on ne peut pas préparer. Un exemple, à la fin du film où Flores est dans le désert avec son nouveau collègue, on s’est aperçu qu’une vraie tempête de sables était en train d’arriver. C’était tendu sur le plateau. J’ai regardé Flores, et il m’a lancé un regard qui voulait dire « c’est bon, je vais assurer ». La fin est ainsi une totale improvisation de sa part, il s’est approprié le moment et a sorti quelque chose de très beau, qui n’était vraiment pas prévu dans le script.
Autre exemple qui montre que le film se fait aussi beaucoup au montage. Dans la scène du hangar, le personnage de Miguel est un homme de pouvoir en apparence. Et ça, on le comprenait à partir du moment où Davis voyait ses tatouages durant le long monologue. Davis pensait alors qu’il avait à faire à un membre du cartel. Dans le scénario, toute la scène tournait autour des tatouages, mais quand j’ai visionné la séquence, je me suis dit que cela ne marchait pas et on a coupé alors même que le maquilleur avait travaillé pendant quatre heures dessus et que son boulot était exemplaire.
Au final, je suis satisfait du résultat. De toute façon, je ne peux plus le changer aujourd’hui. Je me souviens du moment où le film ne m’a plus appartenu. C’était lors de la projection avec les producteurs et l’équipe du film. On est seuls dans la salle de cinéma et on se dit : « voilà, c’est fini, cela a duré six ans, le film appartient désormais au public ».
Vous n’êtes pas donc comme Michael Mann qui adore faire des director’s cut de ses films.
Il faut laisser le film aller, qu’il soit ce qu’il est. En le revoyant aujourd’hui, je vois des défauts, mais j’espère que c’est un process évolutif et que pour mes prochains films, j’aurai appris de mes erreurs précédentes.
Que retenir de cette expérience ?
J’espère que nous avons raconté une histoire intemporelle. On voulait raconter une histoire humaine autour de la frontière. Beaucoup de critiques ont comparé le film à Sicario, sorti un an après. C’est un film qui m’a époustouflé, mais il est plus global, il traite de la situation avec un angle plus général alors qu’avec Transpecos, on a tenté une vision plus microscopique, au cœur même de la frontière.
Transpecos est disponible sur e-cinema.com depuis le 1er décembre 2017. A voir ici.
Publié le 28/12/2017 par Laurent Pécha